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texte de Yves Cochinal : collectionneur et auteur de pochettes de disques refaites ou modifiées

 

Le début , c'est peut-être dans les « fabulous seventies » comme dit Wilko Johnson. Quand j'apportais pour les boums mes précieux 45 tours dans mon blouson. J'avais pas un rond mais j'en avais plein quand même, tout mon fric y passait: un 45 tours coûtait 5 francs et j'avais 5 francs par semaine d'argent de poche. J'allais au Prisunic où bizarrement il y avait presque tout ce qu'on voulait en matière de musique, pas besoin d'aller à Paris dans les boutiques spécialisées (dont j'ignorais l'existence, à l'époque), leur disquaire était sans doute une sorte de hippie, le rayon était un régal. Moins d'une heure après avoir reçu la grosse pièce, elle était dépensée dans une galette toute neuve, la caissière jetait un regard en biais dans mon sac en toile de jute brodé par ma frangine (Gilmour d'un côté, Waters del'autre et Pink Floyd écrit en gros des deux côtés): « les chevelus (comme moi), c'est voleur et compagnie ! C'est bien connu !»

J'échangeais tout ce que je pouvais contre des disques, mes Pim Pam Poum, Mickey, Akim color: trois B.D. = trois nouveaux disques. J'étais pas le seul à être fauché, tout le monde l'était, mais moi, j'avais quand même plein de disques !

J'allais dans toutes les boums que je voulais grâce à ce trésor, et en plus je me permettais le plus souvent possible d'exercer ma dictature sur la programmation: « On met que mes disques ! Je veux que personne y touche pour pas les rayer ! » Si je devais aller pisser, je mettais un slow genre « Isn't it a pity » de George Harrison pour être sûr de revenir avant la fin. C'était marrant mais j'emballais pas un max le cul vissé derrière mon électrophone stéréo. Heureusement qu'il y avait les groupies du D.J. qui venaient discuter et faire du charme et même parfois un petit bisou pour avoir le droit d'intercaler un morceau dans la pile que j'avais pré-établie. C'est un jour comme celui-là que les choses se sont déréglées.

Pour me remercier d'une entorse à ma playlist que je qualifiais d'idéale, une adorable baba cool rousse a sorti son stylo feutre et, sans que je puisse réagir, sa marque d'affection m'avait provoqué une « réaction masculine », elle s'est mise à écrire sur la pochette de « Baby come back » des Equals: « Merci, Peace and Love, Babette » et de dessiner des petites fleurs et des tas d'autres trucs « cool » Argghh ! Fin brutale de la réaction masculine et début d'assassination verbale quand sa délicieuse copine arrive et dit: « Toi tu es vraiment cool, tu adores les disques et tu laisses écrire et dessiner dessus, moi aussi je peux ? » J'ai rien pu faire que m'écraser en les regardant ruiner mes pochettes.

En revenant chez moi je contemplais, presque la larme à l'oil, mes trésors souillés: il y avait même des mecs ! Des mecs qui avaient écrit des conneries, évidemment ! En les étalant sur mon lit, je me suis rendu compte que c'était pas si grave; c'était même marrant. J'ai piqué la pochette de feutres de mon petit frère et j'ai colorié certains dessins, finis d'autres à ma façon, mis des petits cours près des prénoms de certaines (Je fais ce que je veux !)

Après, il était de notoriété publique qu'on pouvait écrire sur mes disques et pour ça j'étais un mec immodérément cool. Je tenais à cette réputation avantageuse mais je rusais un peu: je n'apportais pas tous mes disques en public arguant que j'en avais de trop (ça, c'était vrai: pas plus de cinquante 45t dans un blouson en Solex !) ou que le thème de la réunion étant: « Le prolétariat », certaines musiques trop capitalistes étaient à prohiber. Et je rachetais quelques perles en cachette pour avoir des pochettes intactes. J'ai même un jour apporté exprès un paquet de disques pour qu'on y discute par écrit de philosophie: il n'y avait pas dans la galaxie de mec plus cool que moi ! Quel pied !

Les boums n'ont pas toutes été mémorables et je me suis entendu dire malgré moi vers trois heures du matin, exténué: « Je rentre me pieuter, je te laisse mes disques et je passerai les reprendre demain.   » Bien sûr, le lendemain, il manquait une dizaine de disques/pochettes et on rangeait tout ça pèle mêle.

Et quelques années plus tard, je m'entendais hurler, et pas malgré moi: « Mais qu'est-ce que tu fous ? » à mon fils de cinq ans alors qu'il maculait copieusement la pochette de « House of the rising sun » par Frijid Pink (un slow pour « frotter » indispensable). Il me répondit avec un air sérieux que seuls les enfants peuvent avoir lorsqu'ils font l'andouille: « Ben, celle-là elle était déjà bien gribouillée alors je l'ai gribouillée encore plus ! » Et une fois de plus, elle était plus rigolotte avec plus de gribouillage. Il commençait à apprendre à lire, il trouvait que trop de disques n'étaient pas dans la bonne pochette, et notre envie de nous amuser avec du papier, des ciseaux et de la colle nous a lancés dans la confection de pochettes entières. On avait chacun une pile de disques « orphelins » et on devait leur fabriquer un étui d'adoption. On s'était ruinés en Letraset et autres autocollants et transferts. Rien de rock'n'roll dans les transferts, que des Mickeys et des Schtroumpfs, mais à défaut de mieux. On travaillait pendant des heures, le dimanche passait vite, on avait des dialogues intéressants:

- Comment on écrit enfoiré ?

- T'es sûr que tu veux écrire ça ?

- Bien sûr, c'est pour la pochette de Coluche !

- Euh. Bon, d'accord.

Comme on avait décidé que le recto devait être un minimum informatif, on devait au moins recopier le titre de la chanson et le nom de l'artiste, cela donna: « maurso trotlong » en lieu et place de la vingtaine d'extraits que reprenait le collectif « Génération 60 » voulant refaire le coup du « Rockollection » de Voulzy et un rageur: « Eux je mets pas leur nom, ils exagèrent ! » C'était indubitable, ils exagéraient !

En douce, on a bien acheté exprès, quelques disques sans pochette dans les foires aux puces, mais le filon a fini par se tarir.

Heureusement, la cassette audio est venue à notre secours ! Tous ces boîtiers tristes avec plein d 'écriture minuscules dessus nous donnent vite une idée: Les décorer comme des 45 tours. En plus, on a une technique de course: un gabarit en carton de la taille de la jaquette avec des petites marques en haut et en bas pour donner une idée de ce qui apparaîtra sur la tranche. On ballade cet outil sur tout ce qui se présente, revues, emballages, et dès que le bon cadrage est obtenu, on trace au stylo en se servant du gabarit comme d'une règle et on découpe aux ciseaux (les enfants sont maintenant deux et pas encore assez grands pour découper directement au cutter). Ensuite on plie ce qu'on vient de découper sur la cassette elle-même et on replace le tout dans le boîtier. C'est magique ! Les plus réussies on l'air de venir du commerce et l'étagère à cassettes fait notre réputation: « Eux, ils font de ces trucs avec leurs cassettes ! »

Mais la cassette a du plomb dans l'aile, décidément, on est pas tranquilles ! Il faut que le CD pointe son nez aseptisé et cher ! On se dit que ça y est, c'est fini, on pourra plus s'amuser. On ne savait pas que « le Numérique », comme disent les gens qui savent causer, allait débouler avec tout un tas de trucs et d'outils magnifiques: des scanners avec de la (bonne) résolution, des imprimantes avec des points par pouce et des internets avec tout le reste. Presque d'un seul coup, tout ce dont on rêvait est là: des tonnes d'images qu'on peut agrandir ou réduire, on peut même prendre ses propres photos et les mettre sur la pochette du disque. et tout mélanger, faire faire la lessive à Blondie et coller un trognon de Pink Lady sur une pochette des Beatles à la place de leur Granny Smith préférée.

Il paraît que bientôt il n'y aura plus de pochettes de disques, parce qu'il n'y aura plus de disques. J'y crois pas et je m'en fous un peu, les gamins trouvent toujours quelque chose pour s'amuser et en attendant il y a un mec qui fait un bouquin là-dessus alors je vais surtout pas le bouder et je vais lui envoyer des trucs.

 

 

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